- MOUSSON (anthropologie)
- MOUSSON (anthropologie)La mousson est un phénomène météorologique qui a des conséquences anthropologiques. Du point de vue météorologique, la mousson est un système de vents tropicaux qui soufflent pendant plusieurs mois alternativement vers la mer et vers la terre. Quand ils soufflent vers la terre, ils apportent la pluie. Lorsque les géographes décrivent les mécanismes atmosphériques qui sont à l’origine de ce phénomène et l’influence de la mousson sur le climat et la végétation, ils font abstraction de l’histoire et des conceptions indigènes (la façon dont les gens du pays ressentent et utilisent la mousson) pour ne considérer que le concept très général d’un renversement saisonnier du régime des vents. Les géographes parlent donc d’une mousson chinoise, d’une mousson japonaise ou de pluies de mousson en des régions aussi diverses que l’Arabie et l’Australie (cf. domaine TROPICAL et ASIE – Géographie physique). Cet article, au contraire, présente les conséquences sociales et culturelles de la mousson. Le contexte est volontairement limité à l’Asie du Sud et du Sud-Est où la mousson fait traditionnellement l’objet d’un savoir indigène d’orientation médicale. Aux yeux de ceux qui vivent en Inde, à Sri Lanka ou en Thaïlande, dans l’expérience qu’ils ont de la mousson, le renversement des vents a beaucoup moins d’importance que sa conséquence immédiate, qui est l’éclatement de la saison des pluies. La saison des pluies est le pivot autour duquel tourne l’ensemble du calendrier agricole et religieux, astrologique et médical. Les médecins indigènes ont une théorie de la mousson. Le vent, alternativement associé à la sécheresse et à la pluie, provoque selon eux un ensemble de maladies spécifiques qu’ils combattent à l’aide de cocktails d’épices produits sur le même sol. La mousson ainsi conçue à partir du savoir indigène constitue l’un des grands chapitres de l’anthropologie médicale en Asie.Mousson et navigation commercialeLe mot «mousson», qui vient de l’arabe mausim , «saison», fut inventé par les navigateurs utilisant les vents alternants qu’ils désignaient ainsi pour traverser la mer d’Oman à la voile. Depuis l’Antiquité, en effet, les entrepôts de la côte Malabare au sud-ouest de l’Inde (Cranganore et, plus tard, Calicut, Cochin) n’ont cessé d’exporter des épices vers le monde méditerranéen. Aux productions locales s’ajoutaient des épices venant d’autres régions de l’Asie, dont, au passage, les médecins locaux ont exploré les propriétés thérapeutiques pour combattre rhumatismes et fièvres. C’est la mousson qui fit de cette région le «pays des épices» par excellence, en lui donnant le rôle de plaque tournante dans le commerce des épices.La mousson a commandé pendant deux millénaires (jusqu’à l’avènement des bateaux à vapeur) le trafic dans la mer d’Oman. D’après le témoignage de Strabon (II, V, 12), géographe gréco-romain, on savait déjà, en l’an 25 avant J.-C., tirer parti de la mousson pour une traversée directe. «On voyait jusqu’à cent vingt navires mettre à la voile [sur les bords de la mer Rouge] pour l’Inde», où l’on venait chercher le poivre, le gingembre, la cannelle et bien d’autres épices. Le retournement des vents deux fois par an permettait de cingler en été du sud de l’Arabie par l’île de Socotra jusqu’à la côte du Malabar, et d’en revenir en hiver. Ce bref rappel historique n’est pas inutile dans la mesure où il enseigne l’existence d’une association traditionnelle entre la mousson et les épices. Cependant, le point de vue des marins qui ont inventé le mot lui-même de «mousson» reste extérieur aux conceptions indigènes. Les marins ne voient que le phénomène météorologique d’un renversement périodique des vents, là où, dans le calendrier, le folklore et les sciences de l’Inde, ce renversement périodique développe une bipolarité de l’univers, une alternance fondamentale du sec et de l’humide.La saison des pluies dans le calendrierNées dans la plaine indo-gangétique et dans le monde rural, la culture traditionnelle et la littérature classique de l’Inde expriment sur la mousson le point de vue de l’agriculteur et du jardinier. Ce point de vue codifié depuis l’Antiquité a pris la forme d’un cycle des saisons tout à fait particulier et très différent du cycle des quatre saisons qui prévaut en Occident et, dans une moindre mesure, en Chine. Du fait de la mousson d’été, qui éclate en juin et dure plusieurs mois, l’année se réduit essentiellement à trois saisons et non pas quatre. C’est là un fait d’expérience vécue que le calendrier traditionnel, le folklore et les textes se sont bornés à enregistrer sans nullement le déformer. Concrètement, pour quiconque a l’expérience du climat indien, le printemps et l’automne y apparaissent comme des périodes fugitives, à peine perceptibles. Il existe, en fait, trois véritables saisons, qui sont l’hiver, les chaleurs et les pluies. La saison des pluies couvre une période de quatre mois. Caturm sa («les Quatre Mois») est précisément le nom sanskrit de la mousson, lorsqu’elle est envisagée dans ses rapports avec la mythologie hindoue, les rituels et le cycle des fêtes. Pendant ces quatre mois, de juin à septembre, se déroulent les activités agricoles qui produiront la récolte khar 稜f (c’est-à-dire, en hindi, la récolte «d’automne»): semailles avec les premières pluies, de mai à juillet, selon les régions; récolte à partir de septembre et jusqu’en janvier, pour les plantes à cycle long. Quelques-unes des fêtes les plus importantes de l’année concluent cette période, en particulier d 稜p vali (la fête des lumières) à la fin du mois d’octobre. Mais, avant d’énumérer ces fêtes et d’en donner une interprétation succincte, il convient d’indiquer comment le calendrier religieux fixé par la tradition pour toute l’Inde se concilie avec l’extrême diversité des situations locales concrètes.Les dates normales de l’éclatement des premières pluies de la mousson d’été se distribuent très régulièrement du sud-est vers le nord-ouest sur la carte de l’Asie du Sud et varient entre le 25 mai (nord de Sri Lanka, Birmanie) et le 15 juillet (Pakistan): 1er juin à Cochin, Calcutta; 5 juin à Goa, Vishakhapatnam; 10 juin à Bombay, Patna; 15 juin à Ahmedabad, Bénarès, etc. La date du début des pluies est donc un premier facteur de diversité. À cela s’ajoute l’extrême variation dans la durée de la période humide . On considère comme telle toute période pendant laquelle les précipitations sont supérieures aux pertes d’eau par évaporation et transpiration potentielles; et la période humide ainsi définie déborde largement la mousson au sens strict: elle dure de mars à novembre à Cochin, de juin à septembre à Bombay, etc. (cf. INDE – Géographie). Dans cette diversité, le calendrier hindou en sa forme traditionnelle souligne ce qui est invariant, à savoir l’existence d’une mousson d’été, quelles que soient sa date, sa force et sa durée réelles. Le début en est fixé rituellement au onzième jour de la quinzaine claire du mois d’ ル dha en sanskrit (début du mois de juillet). Les Quatre Mois de la saison des pluies, durée elle aussi rituellement fixée, représentent une nuit dans la vie du dieu Vi ルユu. Au onzième jour de la quinzaine claire d’ ル dha, on fête la hari ごayan 稜 , «le Coucher de Vi ルユu», qui est supposé se retirer sous l’océan pour un sommeil de quatre mois jusqu’à la haribodhin 稜 , «le Réveil de Vi ルユu» (novembre). Ces dates fixant le début et la fin de la mousson comme période rituelle semblent arbitraires aujourd’hui, mais, dans l’interprétation des textes sanskrits et du calendrier luni-solaire, élaboré il y a plus de deux mille ans, nous devons tenir compte du phénomène astronomique qu’on appelle la précession des équinoxes : les dates des saisons ont été avancées de 28 jours en 2 000 ans; par exemple, le solstice d’été (début de la mousson dans la théorie médicale, comme on va le voir) se produisait le 19 juillet (il y a 2 000 ans) et non pas le 21 juin (comme aujourd’hui). Rapportée au calendrier luni-solaire du début de l’ère chrétienne, la mousson éclatait donc un mois plus tard que ce que l’on voit aujourd’hui, et la date du Coucher de Vi ルユu est, dans ce contexte, moins arbitraire qu’elle ne paraît. De la même façon, la durée de quatre mois arbitrairement fixée, semble-t-il, s’explique dès qu’on remarque que, dans tous les domaines de la culture brahmanique, le cadre géographique de référence est toujours la plaine indo-gangétique, entre Delhi et Bénarès, où la mousson dure effectivement de début juin à début octobre. C’est cette région située au cœur de l’ ry varta , «le Domaine aryen» (en sanskrit), qui a fourni le climat de référence pour l’établissement du calendrier religieux.La mousson dans le cycle des fêtesEn toute orthodoxie brahmanique, on ne saurait célébrer de mariage pendant la mousson. En effet, Vi ルユu est le protecteur des jeunes mariés et la hari ごayan 稜, le départ du dieu pour un sommeil de quatre mois, marque le début d’une période de retraite et de remise en cause. Le temps des nouveaux départs ne viendra qu’en novembre. Bien entendu, le sommeil de Vi ルユu n’est autre chose qu’une traduction mythologique des raisons d’opportunité pour lesquelles on ne se marie pas en cette saison; c’est que les travaux agricoles mobilisent toutes les énergies. Au début des pluies, on forme des vœux; à l’occasion de hari ごayan 稜, par exemple, on entreprend une lecture, une période de jeûne ou de silence. On attend la fin des Quatre Mois pour lancer de nouvelles entreprises. Ainsi, la mousson représente une césure dans le cycle annuel. Tel est l’esprit dans lequel on peut interpréter les fêtes et les observances qui jalonnent cette saison. Par convention, les prescriptions et les évocations qui suivent sont écrites au présent, mais, en réalité, elles tombent en désuétude et n’ont plus aujourd’hui qu’une valeur de symbole.À l’occasion de gurup r ユim , «la pleine lune dédiée au guru» (mi-juillet), les sadhu (ascètes, mendiants et pèlerins itinérants) s’arrêtent de voyager pour toute la durée de la mousson. Ils affluent dans les villes saintes comme Bénarès, ils s’installent pour un temps, ils enseignent. Non seulement les inondations font obstacle aux voyages, mais la difficulté de voyager est ritualisée, si bien que la mousson est une saison de vie sédentaire et d’enseignement. Les grandes fêtes du mois d’octobre – durg p j (fête de la déesse), daser (fête des guerriers) et d 稜p vali (fête des lumières) – soulignent le caractère cataclysmique de la mousson. Les démons règnent en force, tandis que les dieux sont absents. Ces fêtes contribuent précisément à restaurer l’ordre cosmique, à rappeler les dieux, jusqu’au jour où Vi ルユu dans l’un des rituels de d 稜p vali (fin octobre) met fin au règne des démons en tuant le démon Bali. D 稜p vali est souvent considérée comme un équivalent hindou des fêtes du nouvel an chrétien et certains détails de durg p j et daser vont dans le même sens. Par exemple, au 9e jour de durg p j (9e jour de la quinzaine claire d’ ごvina , mi-octobre), la Célébration de Sarasvat 稜, déesse du savoir, était jadis pour les brahmanes une date de rentrée des classes, tandis que daser le lendemain (10e jour clair d’ ごvina) donnait le signal du départ pour de nouvelles campagnes militaires. Autrement dit, l’année traditionnelle pivotait autour de la mousson. Les premières pluies marquaient le début d’une nouvelle année agricole, et la fin des pluies le début d’une nouvelle année pour les étudiants ou les soldats. (La rentrée des classes se fait de nos jours en août et l’année scolaire va de la mousson aux premières grandes chaleurs de l’été.)Symbolisme de la moussonLe caractère fortement stylisé et stéréotypé de la poésie, de la peinture et de la musique indiennes explique l’extrême importance de la mousson comme paysage dans le cadre duquel les passions et les coutumes des habitants sont mis en scène. Quand la saison des pluies est dépeinte dans un poème de K lid sa (Ve s.), une miniature de l’école du Kangra (XIXe s.) ou un morceau de musique hindoustanie sur le mode megha («nuages») par exemple, l’artiste et son public font usage d’un code, d’un système de correspondances. Dans un paysage donné, les arbres, les fleurs, les oiseaux, l’état du ciel, les attitudes des personnages se répondent. En général, les poèmes qui ont la mousson pour thème et les miniatures qui illustrent ces poèmes font partie d’un cycle, une ronde des saisons (qui, par convention, sont au nombre de six) ou bien dans la littérature vernaculaire (en hindi, en rajasthani, on en connaît aussi en thai) un chant des douze mois . L’artiste joue sur les contrastes – entre la sécheresse et la pluie, par exemple, entre l’incendie de la forêt en été et l’ivresse des paons dansant sous la mousson – pour peindre des sentiments humains, dont le paysage semble être une métaphore: les brûlures de la solitude sous les vents desséchants de l’été, les affres de la jalousie sous les nuages gonflés de pluie (stéréotype bien connu, l’infidèle est comparé au nuage qui vagabonde dans le ciel)... Mais, en réalité, les humains, la faune, la flore et le paysage forment un tout dans la pensée indigène. Le l h , par exemple, ce vent brûlant qui soulève des nuages de poussière à la fin de l’été, n’est pas un simple reflet du viraha (les tourments de la solitude) qui consume l’héroïne mais véritablement une partie de la consomption qui affecte globalement les humains et le paysage en cette saison. De même, les nuages gonflés de pluie ne sont pas un simple reflet des désirs amoureux que réveille la mousson mais véritablement une partie de la surabondance de rasa (les sèves, les sucs, la fécondité en sanskrit) dont la pluie abreuve tout ensemble les humains, la faune, la flore et le sol. Ainsi, du point de vue anthropologique, la mousson doit être interprétée dans le contexte de la théorie traditionnelle des humeurs.Les conceptions médicales indigènesQuelques-uns des faits sociaux et culturels liés au phénomène météorologique de la mousson ont été observés et expliqués avec une étonnante précision par les maîtres de l’ yurveda , auteurs et compilateurs anonymes des grandes collections médicales en sanskrit (cf. YURVEDA et INDE – Les sciences). Nous aurions tort de négliger les clés qu’ils nous ont données pour comprendre au moins les deux conséquences les plus directes de la mousson dans le domaine médical: d’une part, les fluctuations saisonnières de la pathologie, d’autre part, l’existence d’une ligne de partage des maladies entre une zone relativement plus sèche et une zone relativement plus humide sur la carte géographique de l’Asie du Sud. Cela n’implique aucune complaisance de notre part à l’égard de la médecine traditionnelle; nous utilisons simplement les documents anthropologiques qu’elle fournit.Fluctuations saisonnières de la pathologieLe fait s’impose d’une alternance entre trois saisons: l’hiver, l’été, les pluies. Mais les érudits tiennent compte des variations de date et de durée de la mousson que nous avons notées, en employant concurremment deux cycles des saisons: hiver/printemps/ été/début des pluies/pluies/automne, et frimas/printemps/été/pluies/automne/hiver. «Dans la basse vallée du Gange, écrit par exemple Cakrapanidatta (XIe s.) commentant Caraka (Vim na , VIII, 125), “les pluies” (var ル ) sont si abondantes qu’elles débordent “le début des pluies” (pr v リル ) [...]. Il pleut tant [à Calcutta] que les experts ont divisé la saison des pluies en deux saisons – pr v リル et var ル [...]. Par contre, il fait si froid dans la haute vallée du Gange qu’ils ont divisé la saison froide en deux saisons, l’hiver et les frimas.» Certaines des six saisons de chaque cycle, nous l’avons déjà dit, sont artificiellement introduites pour les besoins de la symétrie. En jouant sur la distinction entre pr v リル et var ル et sur l’ambiguïté de l’automne, on assigne suivant les cas à la mousson une durée de deux, quatre ou six mois. Pour simplifier, nous ne décrirons ici que le second des deux cycles, qui est le plus connu et le plus souvent cité.L’année se divise en deux séries de trois saisons: frimas-printemps-été, et pluies-automne-hiver. Le semestre de printemps est défini par le mouvement du soleil vers le nord. L’âpreté des vents chauds et desséchants détruit progressivement toute l’onctuosité du monde. Le soleil capte tous les rasa, les sèves, les sucs, les fluides vitaux. Cette période de dessiccation s’achève au solstice d’été, qui est pour l’homme le moment de sa plus grande faiblesse. Au semestre suivant, le soleil et le vent ont inversé leur cours. Les vents humides de la mousson abreuvent la terre de tous les rasa. La lune, pourvoyeuse des pluies, fait grossir tous les êtres. Cette période d’émission des rasa s’achève au solstice d’hiver, qui est pour l’homme le moment de sa plus grande force. Sur ce cycle vient se greffer la théorie des humeurs , qui est la pièce maîtresse du système d’explication des maladies dans la médecine hindoue. Les trois humeurs – vent, bile, flegme – sont à la fois des fluides organiques et les principes des maladies internes. À chacune des trois saisons fondamentales (saison froide, saison chaude, saison des pluies), l’une des trois humeurs s’accumule dangereusement dans notre corps, provoquant diverses maladies à la saison suivante. Pendant les frimas s’accumule le flegme, en été le vent, pendant la mousson la bile. L’humeur vent conditionne toute la neurologie et une bonne partie de la rhumatologie; l’humeur vent accumulée dans notre organisme pendant les chaleurs de l’été se dérègle et produit toutes sortes de troubles nerveux, tremblements, ankyloses, douleurs et rhumatismes. Simultanément, la bile, qui s’accumule dès le début des pluies, va provoquer des fièvres et des empoisonnements du sang, des délires et des ophtalmies. Il n’est ici nullement question de discuter ces conceptions pour elles-mêmes mais seulement de montrer que la mousson comme fait médical, avec le cortège de maladies et de pratiques thérapeutiques qu’elle entraîne, est au cœur des préoccupations indigènes. Les historiens de la médecine hindoue sont conduits à penser que la théorie des humeurs fut justement inventée pour rendre compte de la mousson. Une fois la mousson définie, non sans exactitude, comme une alternance du sec et de l’humide, toutes ses conséquences écologiques et médicales s’expliquent sous la forme d’une dialectique entre les humeurs qu’il serait trop long de développer ici, une dialectique entre la bile chaude et le flegme froid, entre l’humeur vent, qui est sèche, et la bile, qui est humide.Le sec et l’humideLa science traditionnelle, parce qu’elle repose sur l’intuition et se transmet de génération en génération selon des règles scolastiques, tend inévitablement à durcir les faits qu’elle étudie. Les textes sanskrits médicaux qui nous renseignent sur la mousson et sur son influence quant à la distribution des climats dans le monde indien n’échappent pas aux dangers du dogmatisme. Ils systématisent, en effet, de façon souvent outrancière les grandes lignes de partage entre le sec et l’humide. Pourtant, ils nous livrent quelques indications précieuses, que les études contemporaines sur l’écologie des forêts (fig. 1 et 2) et l’écologie des maladies (fig. 3) sont venues confirmer. La médecine ayurvédique contient une théorie des climats tropicaux. Ils sont d’abord situés de façon parfaitement adéquate entre deux extrêmes du sec et de l’humide: d’un côté, les régions arides (au nord-ouest, sur la carte de l’Asie méridionale), de l’autre, les climats tropicaux à forêt humide sempervirente (à l’est). Mais, mieux encore, les maîtres de l’ yurveda ont aperçu l’existence de deux variantes, l’une sèche et l’autre humide, du climat de mousson. Ils ont confronté de façon systématique – quant à la flore, la faune, les habitudes alimentaires de leurs habitants – les terres sèches de la vallée de l’Indus aux terres humides de la vallée du Gange, par exemple. Certes, la polarité du sec et de l’humide fut finalement durcie et érigée en principe universel expliquant toute chose. Comme il serait caricatural, à force de simplification, d’opposer, disons, les rhumatismes des terres sèches à la filariose des terres marécageuses, les textes sanskrits multiplient les variantes de chaque maladie, qui (dit-on) présente des aspects secs dans certains cas et humides dans d’autres. Si l’on s’en tient néanmoins aux textes les plus concrets, on dispose d’un tableau de répartition des climats qui correspond schématiquement aux cartes du tapis végétal établies par nos modernes géographes. On trouve dans les textes sanskrits l’emploi de critères de répartition tels que, par exemple, le contraste entre forêts de teck (Tectona grandis ), plus sèches à l’ouest et au sud, et forêts de sal (Shorea robusta ), plus humides au nord-est; critère qu’on considère de nos jours comme tout à fait pertinent.Ligne de partage des maladiesLes figures 1 à 3 que nous commenterons pour conclure relèvent a priori d’autres disciplines que l’anthropologie. Les premières sont empruntées à des ouvrages d’écologie des forêts, la troisième à un livre de médecine tropicale. La démarche anthropologique consiste précisément à rapprocher et à comparer toutes ces figures. De plus, en ne découvrant ces données «scientifiques» qu’au terme d’un long détour par l’étude des conceptions médicales indigènes, nous nous sommes préparés à lire sur la carte de cette région du monde l’une des structures essentielles de l’espace tropical, à savoir les deux lignes de partage qui délimitent une variante sèche et une variante humide du climat de mousson. Elles résultent, d’une part, de l’alternance entre une saison sèche et une saison des pluies, d’autre part, de la durée plus ou moins longue de la saison sèche. Le type de végétation désigné comme «forêt sèche à feuilles caduques» sur la figure 1 et le type à Pycnospora lutescens , une légumineuse caractéristique du même degré de sécheresse qui lui correspond sur la figure 2 b, occupent sur le terrain – entre, d’un côté, le climat tropical humide et, de l’autre, une zone sèche – une position tampon. Sur la figure 1 comme sur la figure 2 (qui illustre l’existence de cette structure spatiale en Indonésie), la ligne de partage la plus connue, et la seule dont on parle habituellement à propos de la mousson, est la frontière entre le climat tropical humide (forêt humide sempervirente) et le climat dit «de mousson». Mais, en réalité, la ligne de partage la plus importante du point de vue anthropologique est celle qui passe entre «formations épineuses» et «forêt sèche à feuilles caduques» sur la figure 1, entre Rhynchosia (plus sec) et Pycnospora (plus humide) sur la figure 2. Ces deux légumineuses sont utilisées comme des indicateurs de sécheresse sur la figure 2, qui montre que la frontière est rigide entre la forêt humide sempervirente et la forêt de mousson: les légumineuses n’ont pu franchir cette barrière au cours de leur diffusion entre l’Australie et l’Indochine (comme l’indiquent les flèches, fig. 2 a). En revanche, entre le domaine humide et le domaine sec de la forêt de mousson, la ligne de partage, très souple, admet des chevauchements (fig. 2 b et 2 c). Ces chevauchements entre formations épineuses et forêt sèche n’apparaissent pas sur la figure 1, qui est trop schématique, mais ils ont précisément fait l’objet d’analyses détaillées dans les textes sanskrits de médecine ayurvédique qui, jouant sur la dialectique du sec et de l’humide, définissent une variante humide des terres sèches appelées «jungle» (au sens antique de ce mot).Quel que soit le point de départ de notre enquête sur les climats de mousson, que nous partions de la météorologie (cf. lignes isohyètes sur la figure 3), de l’écologie (fig. 1), d’une carte des productions agricoles opposant l’Inde du riz dans l’est et l’Inde des millets sur un axe sec central orienté nord-ouest/sud-est (cf. INDE - Géographie), ou bien encore d’une carte de répartition des maladies infectieuses et parasitaires, nous constatons l’existence d’une ligne de partage entre l’Est humide et l’Ouest sec, une frontière sinueuse et flottante qui contourne l’axe sec central (sorte d’épine dorsale) de la péninsule indienne et suit approximativement le tracé des isohyètes de 750 mm et 1 000 mm. La figure 3 illustre cette ligne de partage entre le sec et l’humide, en opposant deux à deux, en fonction de leur écologie des maladies virales, des tréponématoses, des filarioses, des leishmanioses. D’une écologie plus sèche: le trachome, le béjel, la dracunculose (ou filariose de Médine), la leishmaniose cutanée. D’une écologie plus humide: la variole (aujourd’hui éradiquée), le pian, la filariose à Wuchereria brancofti (filarioses lymphatiques), le kala-azar (leishmanioses viscérales). Cette présentation est sans doute trop artificielle pour être utile ou même acceptable aux yeux d’un épidémiologiste, mais elle résume la vision indigène des choses, ce que représente la mousson pour les hommes dont elle détermine le cadre de vie, un contraste plus ou moins violent entre la saison sèche et la saison des pluies, contraste qui vient littéralement s’imprimer sur la carte.
Encyclopédie Universelle. 2012.